Textes

Extraits de "Variations, entre proximité et distanciation"

(Eva Inversini dans "Jürg Straumann. Variations Vallotton", 2015)

Les Variations Vallotton de Jürg Straumann (né en 1952) comptent aujourd’hui trente-sept séries dont certaines réunissent plus de trente oeuvres. Ce projet témoigne avec force de près de sept années d’un travail intense entrepris par Straumann sur les créations et la personnalité de l’artiste suisse Félix Édouard Vallotton (1865–1925).
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La confrontation de Jürg Straumann avec la vie et le travail de Félix Vallotton témoigne ainsi d’un jeu entre prise de distance et appropriation, entre ce qui relève du personnel et du général, de l’exposition et de la dissimulation, de l’intérieur et de l’extérieur. À travers ses variations, Jürg Straumann réalise des oeuvres qui font, de près ou de loin, écho à son questionnement fondamental sur les mécanismes de création des images dans un contexte contemporain.

Extraits de "Manifestation de la couleur et dissolution du corps de l’image"

(Iris Kretzschmar dans "Jürg Straumann. Panoptikum. Arbeiten/Oeuvres 1977-2006", Edition Stämpfli, 2007)

Figures et objets dans l’espace (1977-1983)
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... On voit également dans d’autres travaux de cette période des personnes seules dans des espaces austères, comparables à des apparitions de figurants muets sur une scène obscure. Il s’agit de solitude, de perte, de l’expression d’un individu – un être-jeté-au-monde. Le moi est confronté à l’espace, dont le vide et le plein sont un défi existentiel : d’un côté, produit pictural, de l’autre, espace intérieur et miroir du moi. ...

Tables et objets (1983-1985)
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Au milieu des années 1980, Jürg Straumann peint des tables avec des objets. Comme le net dessin des tracés d’avions dans leurs couloirs aériens, des surfaces lumineuses se dégagent de l’obscurité. La figure est-elle absente ? Les objets en sont les interprètes. De petits et de grands cubes, des sphères, des coussins sont exposés à la surface, seuls ou en groupes. L’espace est obscur et mystérieux. Les surfaces claires des tables font penser à des rampes de lancement pour un saut dans une dimension cosmique. ...

Corps de couleur (1985-86)
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Dans un ensemble d’œuvres plus tardif, le regard se rapproche de l’objet individuel. L’espace pictural devient un espace de couleur, dans lequel des traces de couleur se forment, se lient, s’unissent. Un plan plus rapproché sur ces corps de couleur en forme de pelote réduit encore la distance ; l’œil est conduit tout proche des objets. Les nuages de couleur se dilatent, commencent à remplir complètement l’espace pictural et en prennent possession, se voûtent en vibrant et s’ouvrent au spectateur. ...

Espaces de couleur (1987-1991)
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... JS remplace l’étalement de la couleur au pinceau par l’exécution directe avec les mains. Le but est d’entraver la virtuosité de l’acte de peindre. Plus d’ustensile de peinture entre l’artiste et l’image : le corps est directement impliqué dans le processus du peindre. Le peintre provoque une perte de distance et de contrôle durant l’acte de peindre, se reliant ainsi plus fortement à sa peinture. L’expression de la couleur est ici aussi expression du corps ou plutôt empreinte et possède des qualités performatives.

Peintures versées (1996)
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Les „Schüttbilder“ („Peintures versées“) subissent également ce principe de perte de contrôle et de hasard comme stratégie de création artistique. Des couleurs sourdent sous les papiers auparavant posés sur les supports et forment des îles de couleur sur un fond monochrome. L’image prend pour ainsi dire en charge l’acte de peindre, elle commence à se créer elle-même.

Peintures griffées (à partir de 1997)
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... L’artiste pose de la couleur à l’huile entre deux peintures anciennes, monochromes et à léger relief, qu’il frotte l’une contre l’autre horizontalement et verticalement. Ce pur frottement mécanique laisse des traces de la couleur fraîche ainsi que de griffures qui brisent les surfaces colorées et libèrent les couches plus profondes. Un processus qui n’est plus dû directement à la main de l’artiste. ...

Le projet panoptique (à partir de 1999)
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Ces travaux récents se composent de nombreuses et diverses créations indépendantes présentées en une disposition installative, véritable rassemblements sous un concept. Des titres comme par exemple „capricci“ („caprices“) ou „Gärten“ („Jardins“) désignent le contexte de l’époque. ...

Cette structure ouverte incite le spectateur à se mouvoir à l’intérieur de ce cabinet de miroirs de la peinture, à dégager la multiplicité des mondes d’images, à effectuer des associations, à distinguer des ruptures ou à laisser les choses en suspens. Finalement, et c’est la conclusion, une interprétation finale du cosmos panoptique des images n’est pas possible. La peinture apparaît comme un processus permanent de métamorphose ...

... Fragilité et difficile statut de la vie deviennent ici une nouvelle esthétique, un nouveau style au sens d’une écriture improbable. Bien plus, un langage pictural universel naît. Dans l’hétérogénéité justement, dans le lien entre aspects conceptuels et sensuels et dans l’association des langages d’image numériques et analogiques se manifeste un phénomène moderne de notre temps.

Extraits de "Profondeurs de la gravure"

(Valentine Reymond dans "Jürg Straumann. Panoptikum. Arbeiten/Oeuvres 1977-2006", Edition Stämpfli, 2007)

La gravure occupe une place importante dans l'œuvre de Jürg Straumann, de ses débuts d'artiste, en 1977, jusqu'en 1999. Durant plus de vingt ans, l'artiste réalise régulièrement des estampes, en parallèle avec sa peinture et ses dessins. La gravure l'intéresse à plusieurs titres. Il en explore les différentes techniques qui créent des effets diversifiés. Il se concentre dans un premier temps sur la taille-douce, où ce sont les parties creusées sur la plaque de cuivre qui reçoivent l'encre. Il est fasciné par les différentes profondeurs des entailles qu'on peut faire sur la matrice pour obtenir différentes nuances, du gris au noir. Il est aussi séduit par la réduction au noir et blanc, fréquente dans ce domaine d'expression.
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En 1990, Jürg Straumann aborde une nouvelle technique d'impression, la lithographie, grâce à la collaboration d'Arno Hassler, artiste et imprimeur à l'atelier de gravure de l'AJAC (Association Jurassienne d'Animation Culturelle) de Moutier. Jusque là, Straumann pensait que ce procédé d'impression à plat ne l'intéressait pas, qu'il lui manquait les profondeurs subtiles de la taille-douce. Mais il découvre qu'en travaillant en couleur, par la superposition sur la feuille de différentes pierres lithographiques, il pouvait obtenir certaines profondeurs. Avec Steinklang (1990), il explore la superposition de couleurs lithographiques transparentes, avec des formes mouvantes et fantomatiques qui se découvrent par strates. L'élément géométrique typique des Elements & Things ne subsiste plus ici que sous forme d'une échelle graduée horizontale, qui borde la limite inférieure de la feuille.
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Straumann va ensuite aller plus loin dans ce retrait de l'artiste avec ses Epigraphies (accompagnées par sept poèmes de Sylviane Dupuis, 1996). Il se limite alors à utiliser le dos de plaques métalliques utilisées pour la taille-douce, marquées par les traces et les griffures dues à leur manipulation. L'artiste cherche à se retirer de sa création pour plusieurs raisons. Il ressent un besoin de réduction et de simplicité qui puisse solliciter l'imagination du spectateur. Il désire montrer le caractère propre de son moyen d'expression préféré, la taille-douce. Il veut aller jusqu'au bout des possibilités du questionnement de l'image, découvrir ce qui forme ses plus simples constituants, et son propre rapport aux images. Le choix de sept plaques métalliques sur les cent cinquante qu'il avait à sa disposition est un facteur important de sa démarche. L'artiste ne voulait s'approprier que des images qui lui correspondaient, qu'il aurait voulu faire lui-même. Avec ses Zeichenbretter (1999), il réalise le même type d'expérience, mais avec des planches à dessin.

La série zur Zeit (1997-1999) paraît à première vue très éloignée, si ce n'est à l'opposé, des Epigraphies. Le vide, scandé par quelques traces, fait place à une prolifération d'images. Les gris ascétiques sont remplacés par du bleu cyan intense – une des couleurs de base de l'impression. Mais le principe suivi par Jürg Straumann reste le même. Il s'agit d'images trouvées dans un atelier sérigraphique qui ont servi à des catalogues publicitaires. L'artiste a repris toutes les planches imprimées durant les quelques mois précédents, en effaçant les textes. Il a ensuite imprimé en sérigraphie successivement vingt plaques sur une même feuille, aboutissant à un tissu continu all over d'images qui se chevauchent et se superposent. La juxtaposition est arbitraire, la prolifération évoque la multitude d'images qui nous submerge dans le monde actuel.

Face à cette multitude d'images, Jürg Straumann est à la fois effrayé et fasciné. A la même époque, il réalise des livres formés par des collages d'illustrations de journaux qu'il assemble par thèmes, par couleurs et selon des systèmes numériques, alphabétiques, chronologiques, etc. Il cherche ainsi à lier des images disparates, à leur donner un certain ordre, à jouer des différents mondes qu'évoquent ces images, le sport, le théâtre, le paysage, etc. Dans une de ses premières gravures, il avait inséré un extrait d'un tableau de Piero della Fransesca. Dans la série de peintures qu'il commence en 1999, il cite des paysages de Félix Vallotton ou des passages de films de Jean-Luc Godard. Il intègre différents types d'images trouvées à son art, le liant aux mondes qui nous entourent.
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Ce principe d'association entre différentes techniques, différents thèmes a sans doute sa source dans les gravures de Jürg Straumann. Lignes graphiques et plages picturales dans ses tailles-douces, éléments géométriques et gestuels dans "Elements & Things", le principe du collage a pris ses racines dans les différentes profondeurs des entailles de la plaque de cuivre.